Extrait Raphaël à l'air d'un ange

Prologue

Raphaël venait de se réveiller dans le grand lit d’une chambre aux dimensions indécentes pour un appartement parisien. Il se pencha vers l’homme allongé près de lui, il le regarda attentivement comme s’il s’apprêtait à l’ausculter d’un instant à l’autre. L’homme semblait serein, les bras rabattus en croix sur une poitrine musclée recouverte d’un léger duvet brun qui s’accordait parfaitement à la carnation mate de sa peau. Raphaël le contempla en se demandant comment il réagirait à sa proposition. Devait-il lui en parler ce matin ou attendre encore un peu ? Il hésitait… mais depuis qu’ils avaient rencontré cet éminent généticien, par ailleurs passionné d’art ancien, au 54e printemps du Carré Rive Gauche[1], il n’arrêtait pas de repenser à leur discussion. Depuis quelque temps, ça virait même à l’obsession. La semaine dernière, n’y tenant plus, il l’avait recontacté et ce qui n’avait été jusqu’ici qu’un vague espoir, un rêve délicat et fragile auquel on ose à peine penser de peur de le voir s’envoler, prenait enfin de la substance.
Il se rapprocha du corps endormi près de lui, il était si bien ainsi, collé contre le corps de Marc, les draps de soie effleurant sa peau telle une caresse furtive. Il posa une main sur le torse qui se soulevait, doucement, au rythme d’une respiration régulière et pivota légèrement vers la gauche pour presser un bouton.
Les volets s’ouvrirent pour laisser entrer le soleil déjà fort pour cette heure matinale. Marc cligna légèrement des paupières, réveillé par la lumière crue de la rue. Raphaël l’embrassa et lui murmura enfin ces mots qu’il hésitait à prononcer, retenu par la crainte d’un refus.
Marc entendit la voix chaude de Raphaël parvenir jusqu’à son tympan gauche, sa bouche frôlant son oreille, peau contre peau, flanc contre flanc. Marc sentit de délicieux frissons lui parcourir le corps. La voix de Raphaël prit alors un ton suppliant et Marc redescendit rapidement de son nuage en se tournant vers lui.
— Qu’est-ce que tu racontes ? 
Et Raphaël plus doucement encore :
— S’il te plaît, ça me ferait tellement plaisir…
 Marc se releva légèrement en prenant appui sur ses avant-bras.
— C’est illégal, mon amour, tu le sais parfaitement.
 Raphaël secoua la tête.
— L’amour n’est pas illégal, comment peux-tu dire ça ? 
— Raphaël, sois sérieux… Ce type est brillant, certes, mais complètement fêlé. Je ne crois pas une seconde à ce qu’il raconte. C’est du délire !
Raphaël enfonça son visage dans l’oreiller comme un enfant grondé. Marc se rapprocha, l’enlaça, lui caressa les cheveux. Il tentait de le consoler de son rêve impossible.
— On est bien ensemble, que veux-tu de plus ? 
 Raphaël sortit son visage des profondeurs douillettes de l’oreiller, son regard implorant brillait encore d’une faible lueur d’espoir.
— Je t’assure qu’il n’est pas fou, je l’ai revu hier et ce qu’il m’a expliqué est parfaitement raisonnable. S’il te plaît, je ne te demande qu’une chose, c’est de le rencontrer une dernière fois.
Marc aimait Raphaël depuis douze ans, un bonheur sans nuage. Il soupira.
— S’il n’y a que ça pour te faire plaisir !
Le sourire qui illumina les traits merveilleux de Raphaël était un bonheur pour Marc. Il n’avait pas envie de s’en priver, en tout cas pas tout de suite, pas comme ça, sans argument valable. Il devait entendre ce type pour trouver les failles de ce projet ridicule et sans doute dangereux, c’est ce qu’il se répétait en admirant le sourire de Raphaël. Je vais le ramener à la raison, ce type lui a embrouillé les idées.
— Alors, quand le voyons-nous, ce cher professeur ? 
— J’ai un rendez-vous pour après-demain, dans ses bureaux à Bordeaux.
— À Bordeaux, tiens, comme ta sœur.
— Je sais, mais c’est une coïncidence. D’ailleurs, j’en profiterai pour organiser une bouffe, mais on dort à l’hôtel, c’est trop petit chez elle et en plus la clinique n’est pas à Bordeaux même, mais à Bouliac…
Marc l’interrompit.
— Génial ! Alors, on descend au Saint-James. Depuis le temps que j’ai envie d’y retourner.
Raphaël le prit dans ses bras.   
— Je te laisse carte blanche pour l’hôtel mon amour… je t’aime, je t’aime tellement.
Marc était ému, il frissonna… Il ne pouvait s’en empêcher quand il entendait des mots d’amour s’échapper de cette bouche charnue et sensuelle, comme il ne pouvait s’empêcher d’admirer, de se nourrir de ce visage, de ce corps splendide, de cette perfection encore juvénile alors que Raphaël approchait de la trentaine. Il ne pouvait s’empêcher de l’aimer, mais jusqu’où ? C’était ce qu’il se demandait en lui effleurant le sexe, qui réagit aussitôt au contact de sa main experte. « Viens », et il lui caressa les cheveux, encore ébouriffés, comme s’il cherchait à les remettre en place. Il noya son regard dans le sien, d’un bleu si pur... Raphaël avait vraiment l’air d’un enfant et Marc ne s’en lassait pas. Le soleil, toujours puissant, illumina et traça dans ses mèches des reflets d’or : il eut la sensation de voir un ange, d’aimer un ange, d’embrasser un ange et cela, tout à coup, lui fit peur. Il serra plus fort le corps de son amant contre lui, s’enivra de sa peau, de son odeur, de sa force, et il eut soudain peur de le perdre, s’il n’accédait pas à sa demande. Car tels les anges, Raphaël n’était pas toujours en phase avec la réalité et Marc devait le rattraper parfois pour l’empêcher de s’envoler trop loin. Et là, il allait trop loin. Ce qu’il lui avait demandé tout à l’heure, ce n’était pas seulement un caprice, c’était autre chose, beaucoup plus inquiétant. Il devait être prudent, y aller « mollo », comme on dit, pour le ramener sur terre et le convaincre d’abandonner cette lubie. De la folie pure, se dit Marc tout en jouissant dans le creux des reins de Raphaël, mais s’il n’abandonne pas, est-ce moi qui finirais par accepter ?
 
 Et il connaissait la réponse.

 

I

MARC

ET

RAPHAËL

 

EN 2012, le prix Nobel de médecine - attribué au Japonais Shinya Yamanaka et au Britannique John Gurdon pour avoir réussi à transformer des cellules adultes en cellules souches embryonnaires - ouvrait la voie à la reproduction humaine asexuée.

Théoriquement, plus rien ne s’opposait à la conception biologique des couples stériles ou de même sexe. Il ne restait plus qu’à passer à la pratique.

 

 

Juin 2031

 

1

 

  Marc et Raphaël étaient à bord du TGV Paris-Bordeaux qui, depuis une dizaine d’années, fonctionnait entièrement à l’énergie solaire.  Les anciennes cellules photovoltaïques faites de plaques de silicium noirâtre avaient laissé la place à de nouveaux composants non seulement invisibles, mais également plus efficaces et issus de matières premières moins polluantes. Progressivement, le toit des wagons était devenu complètement transparent. Ce spectacle réjouissait le passager qui se sentait en osmose avec l’univers. Pourtant, Marc ne levait pas la tête, plongé dans l’écriture de son prochain roman, tandis que Raphaël en profitait, il admirait le ciel, la nuque légèrement inclinée vers l’arrière, absorbé par le défilement rapide des nuages. Il rêvait. La sensation de faire corps avec l’infini qui se déployait à une vitesse folle sous ses yeux. Un rayon de soleil décrivit autour de ses cheveux un cercle lumineux. Marc releva le visage penché sur les touches de son ordinateur et contempla son mari avec une certaine dévotion.

Mais sous ses airs de doux rêveur à l’allure chimérique, Raphaël cachait une vraie force de caractère. Quand il avait une idée en tête, il ne lâchait rien et Marc le savait pertinemment. Je verrai bien, se dit-il en refermant son ordinateur, car le train arrivait à destination à la gare de Bordeaux Saint-Jean, complètement rénovée depuis des années. Des tapis roulants à la sortie du train les conduisirent jusqu’aux taxis, alignés comme des cubes de glace dans leurs compartiments respectifs. Ils scintillaient sous le soleil en rechargeant leur batterie. Ils prirent place à l’arrière du véhicule et indiquèrent leur destination au robot-chauffeur, qui leur répondit de sa voix métallique :

« Vous serez arrivés 15 min après avoir bipé votre paiement. »

Marc approcha sa montre connectée du terminal ; une douce mélodie confirma la transaction et le véhicule démarra… Il savourait d’avance son séjour au Saint-James. D’abord, il adorait les hôtels, surtout les beaux hôtels. Quel plaisir pour lui de découvrir ou de redécouvrir une chambre où tout semblait avoir été pensé pour son confort ! Il ressentait à chaque fois une impression de bien-être et de sécurité. Peut-être l’illusion agréable d’être pris en charge et dégagé des tracas habituels. Il n’avait jamais su exactement d’où lui venait cette sensation délicieuse, mais il en raffolait et ne ratait pas une occasion d’y goûter.

« Vous êtes arrivés à destination, informa la voix robotisée. Je vous souhaite une bonne journée. Au revoir. »

Marc avait déjà dormi dans cet hôtel, il y a longtemps, dans une autre vie. Avant Raphaël.

Rien n’a changé, s’étonna-t-il en avançant dans le hall. C’est incroyable, j’ai l’impression d’être revenu douze ans en arrière.

Après un passage rapide à l’accueil pour enregistrer leurs coordonnées bancaires, un homme prit en charge leurs bagages et ils s’avancèrent dans un couloir aux murs enduits de poudre de marbre qui permettaient à la lumière de se refléter à la surface. Ils longèrent des pièces lumineuses agrémentées de larges fenêtres encadrées de métal gris à l’aspect rouillé en souvenir des anciens séchoirs à tabac de la région. 

L’hôtel avait été construit en 1989 par Jean Nouvel dans une vieille longère du XVIIIe siècle qui surplombait la vallée de la Garonne. Son style atypique, autrefois décrié à cause de sa modernité, était reconnu comme la réussite d’un esprit visionnaire qui avait compris, plus de 40 ans auparavant, les désirs des hommes du futur. L’alliance du confort et de la technologie avec cette obsession de la lumière, imaginée par ce diplômé des Beaux-Arts de Bordeaux, était exactement la ligne étudiée dans les écoles d’architecture et l’inventeur du Saint-James restait la référence dans ce domaine. 

Les bâtiments construits actuellement étaient d’ailleurs largement inspirés de cette philosophie d’osmose avec l’environnement et la nature, mais si Jean Nouvel faisait figure de précurseur, il n’empêche que depuis la tragédie de juin 2021, il n’y avait pas eu d’autre solution que de repenser l’habitat autrement et d’un point de vue écologique. Chaque construction comportait une foultitude de fenêtres équipées de capteurs solaires. Les endroits où il n’était pas possible de faire cet aménagement avaient été détruits et remplacés. Les autres – comme le Saint-James, par exemple, qui s’y prêtait bien – avaient été rééquipés.

Marc se rappela cette année terrible où des groupes de terroristes islamistes s’attaquèrent aux centrales nucléaires. Il y eut des centaines de milliers de morts et ces attentats marquèrent la fin du nucléaire qui fut remplacé par des énergies renouvelables, nettement moins dangereuses.

Ils posèrent leurs sacs de voyage dans leur chambre, ne s’attardèrent pas et descendirent déjeuner tranquillement comme un vieux couple dont les sujets de dispute avaient disparu depuis bien longtemps. Car Raphaël préférait éviter la polémique pour mettre Marc dans de bonnes dispositions avant leur rendez-vous.

À la fin du repas, son impatience était difficile à contenir. Il se leva.

— Allez, on y va, le professeur Niteine nous attend dans trente minutes.

 

 

 

2

 Raphaël suivait le professeur dans un long couloir transparent dont la forme convexe lui rappela celle du tunnel à requin de l’aquarium d’Amboise qu’il visitait autrefois avec cette espèce de fascination mêlée à de la peur qui le faisait trembler pendant que sa mère, amusée, essayait de le rassurer. Il voyait encore son rire. Sa nervosité d’enfant. La même sensation. Marc lui tenait la main dans l’espoir de l’apaiser. Le professeur s’arrêta brusquement devant une porte. Il pressa son pouce sur le lecteur d’empreinte et ils pénétrèrent ensemble à l’intérieur d’une pièce aux allures de bureau où une immense table en briques de verre multicolore était recouverte de plusieurs piles de papiers parfaitement alignées ; à sa droite, une alcôve abritait un cabinet médical ; à sa gauche, une table basse en pierre décorée de mosaïques bariolées était entourée de quatre fauteuils anciens qui dénotaient étrangement avec la modernité des lieux.

Le professeur s’éclaircit la gorge avant de prononcer quelques mots de bienvenue.

— Je suis heureux que vous ayez accepté de participer à mon projet.

Marc sursauta.

— Je n’ai rien accepté pour le moment, professeur !

Marc l’examina avec attention ; il devait avoir la cinquantaine. Un visage anguleux et tonique, quelques rides seulement parsemaient ses joues et son front, une mèche de cheveux venait frôler l’arcade sourcilière sous laquelle émergeait de petits yeux vifs.

 Raphaël tenait ses mains croisées dans le dos et mordillait sa lèvre inférieure. Il s’arrêta quelques instants pour commenter l’objection de Marc.

— Mais si… Tu as accepté de venir, chéri, ça prouve que tu es prêt à écouter les explications du professeur et à y réfléchir…

Marc sourit.

— Bon, allons-y, je vous écoute.

Le professeur leur désigna deux fauteuils que Raphaël situa au Premier Empire. Il prit place face à eux et commença son exposé.

Marc continuait à l’observer ; ses phrases étaient courtes, précises, ciselées comme des lames de rasoir, le genre de phrases qui ne laissent pas de place à la critique, sûres d’elles et de leur logique irréfutable. Cette façon qu’il avait de les énoncer en déployant chaque mot, chaque lettre, d’une voix ferme, sans une once d’hésitation, aucune vibration de timbre et un regard brûlant, déterminé, exalté, le regard de celui qui ne doute pas une seconde du bien-fondé de ses idées. Marc n’aimait pas du tout ce type de personnalité. Les idéologues étaient ses bêtes noires. Il les trouvait infiniment plus dangereux que les opportunistes, même s’il n’en raffolait pas non plus, mais les premiers étaient pires, car ils n’avaient aucune limite et c’est exactement ce qu’il décelait dans les pupilles dilatées et enfiévrées de ce professeur. Il décida de passer à l’attaque.

— C’est une idée séduisante, professeur, mais complètement folle et j’ai peur que ce ne soit parfaitement illégal.

— Illégal ? Mais non, voyons... ce n’est ni légal ni illégal, rassurez-vous, puisque ça n’existe pas encore ! Il n’y a donc aucune loi interdisant de recourir à cette méthode, ce sera une première mondiale, un vrai feu d’artifice !

— En tout cas, il faut une mère porteuse et ça ne me plaît pas du tout, avoua Marc.

 Bien que la loi ait été votée quatre ans auparavant, en juin 2027, après les élections d’un sciento-anar[1], il détestait cette pratique. C’était pour lui une forme de soumission par appât du gain ; car les honoraires d’une mère porteuse se chiffraient aux alentours de 200.000 euromondes (monnaie créée par les États pour faciliter les échanges après le krach mondial de 2021 et le retour aux monnaies nationales)[2].

— Certes, il faut une mère porteuse, reconnut le professeur, mais venez, je vais vous montrer quelque chose.

Marc n’était pas mécontent de se lever de son siège, qu’il trouvait relativement inconfortable. Ils emboîtèrent le pas du professeur dans le couloir en plexiglas dont ils admirèrent l’esthétique.

— C’est très beau !

— Oui, ça l’est, renchérit le professeur. Comme quoi, d’un mal vient un bien, n’est-ce pas ? Sans la débandade des centrales nucléaires, jamais les politiques n’auraient poussé l’écologie aussi loin.

Ni Marc ni Raphaël ne répondirent à ce malheureux truisme. Ils entrèrent dans l’ascenseur en silence pour descendre au rez-de-chaussée, suivirent le professeur qui tourna à gauche puis longèrent un couloir en passant devant une dizaine de portes. Le professeur nommait chaque pièce : « la salle d’accouchement ; à côté, une pièce d’attente ; ici, la chambre de réveil… » Tout à coup, il fit volte-face avec cette espèce de sourire énigmatique de celui qui a préparé une bonne surprise et se réjouit d’avance de l’effet qu’elle produira.

— Nous y sommes. Enfilez ça, lança-t-il en attrapant deux sacs en plastique dans un casier situé à côté d’une porte très épaisse, visiblement plus sécurisée que les autres. Il y avait à l’intérieur de chaque pochon une blouse et une paire de chaussons chirurgicaux.

Niteine s’équipa également.

— On y va, annonça-t-il d’une voix lente, destinée à entretenir le mystère. Je vous fais entrer dans le Saint des Saints, c’est ici que l’on travaille pour l’avenir de l’humanité...

  

 

[1] L’anarcho-scientisme : Mouvement politique ayant émergé en réaction au précèdent gouvernement où l’État régissait tout, même le religieux. Le slogan de campagne des sciento-anars était « Laissons les hommes faire », avec des encouragements pour la recherche scientifique, axe principal de ce quinquennat.

[2] Le paiement d’une « mère porteuse » se fait traditionnellement en euromondes plutôt qu’en francs, car il s’agit fréquemment d’une transaction internationale (beaucoup de clients viennent de l’étranger). Donc, par convention, c’est la monnaie utilisée sauf demande expresse des intéressés.

[1] Association d’antiquaires et galeries d’art créée en 1977, située dans le 7e arrondissement de Paris.