Extrait Les sacrifiées
Quelque part en Dordogne
Je m’appelle Justine et j’ai l’impression d’être en plein cauchemar. J’ai mal partout. Mes membres sont endoloris et un goût de sang se mêle aux relents de vieux café dont je devine l’odeur du bout de ma langue. Je ne prie pas souvent, mais là je supplie d’être en train de rêver. Je me pince plusieurs fois, mais rien n’y fait, je suis toujours sur ce sol froid et humide, dans le noir complet et j’ai peur. Je tente de rassembler mes souvenirs : je me vois en train de boire ce café avec lui. Et puis plus rien. Le trou noir et je me retrouve coincée ici. Une chaîne à la cheville me blesse et entrave mes mouvements. J’ai tellement soif que j’arrive à peine à crier. J’essaye pourtant : « Au secours ! À l’aide », seul l’écho me revient : « Au secours ! À l’aide » puis quelques secondes plus tard : « Qui êtes-vous ? Il y a quelqu’un ?
— Oui. Je m’appelle Justine. Est-ce que je rêve ?
— Non, Justine, tu ne rêves pas, je m’appelle violette et je suis terrorisée. »
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Aujourd’hui, je suis très excitée. C’est mon premier jour de service au commissariat central de Bordeaux. J’ai eu mes examens haut la main malgré mon rôle de mère de famille. Je reconnais que j’ai une chance folle d’avoir un mari qui gère plus de la moitié des tâches ménagères. Ma belle-mère se charge du reste et s’occupe également de mon fils. J’ai pu me consacrer entièrement à ma carrière et la promotion que j’ai obtenue, je sais que je leur dois un peu. Mais, c’est la vie, chacun s’arrange comme il peut.
Je m’observe dans le miroir. Je suis contente de l’image qu’il me renvoie. C’est important de s’aimer. Surtout avec le métier que j’ai choisi, il faut avoir confiance en soi. Depuis toute petite… enfin, surtout depuis le drame… j’ai eu envie d’entrer dans la police pour traquer les « méchants » et avec ma nouvelle affectation, je vais enfin pouvoir enquêter sur les scènes de crime.
Pourtant, je suis très inquiète. J’ai voulu affronter mes pires angoisses en endossant cet uniforme. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens forte quand je le porte, un peu comme s’il s’agissait d’une armure.
Aujourd’hui est donc un peu exceptionnel. J’arrange mes cheveux. Mes longs cheveux blonds dont je suis fière. Ce n’est pas parce que je suis policière que je dois cesser d’être féminine. J’adore cette opposition quand je vois l’intérêt poindre dans le regard des gens au moment où j’énonce mon métier. Je sais ce qu’ils pensent. Que je n’ai pas la tête de l’emploi. Et ça me plaît beaucoup de ne pas avoir la tête de l’emploi et de surprendre. De ne pas être celle que l’on attend.
Enfin, aujourd’hui, je n’ai pas envie que l’on m’attende. Pour une prise de fonction, ça ferait mauvais effet. Je jette un œil à ma montre et je me précipite dans l’entrée pour attraper mon manteau et fonce dans l’escalier. Il est 8h30.
J’arrive, trente minutes plus tard, un peu essoufflée et le chef me jauge d’un regard rapide en me saluant :
— Bonjour, brigadier Nathan. Je suis le capitaine Corvax. Bienvenue dans notre grande maison. Le brigadier Thilliou va vous mettre au parfum. On se reparle après le déjeuner.
Je fais connaissance avec mon équipe et je n’ai pas trop de la matinée pour visiter les six niveaux du commissariat. Je suis comme une gamine qui découvre sa nouvelle école, à la fois très excitée et un peu inquiète, j’ai l’impression d’être dans une fourmilière avec toute cette activité autour de moi et ça me rassure. L’oisiveté tout comme le silence m’inquiètent et me mettent mal à l’aise, mes pensées alors se réveillent, parfois même me submergent et deviennent vraiment envahissantes. Donc j’essaye d’être en permanence dans l’action. Et ici, je suis dans mon élément.
Après le repas, je termine le tour du propriétaire par le sous-sol où se trouve le dépôt de sureté avec, entre autres, les cellules de garde à vue et le bureau des enquêteurs criminalistes. Je note une certaine agitation au moment où j’emprunte un des ascenseurs avec mon collègue pour remonter dans nos bureaux. Le fait est qu’à peine avons-nous franchi le seuil de la porte, Corvax, le chef de service, vient à notre rencontre.
— Vous avez de la chance, brigadier Nathan, je vous offre votre baptême du feu. La sureté publique vient de nous appeler sur une scène de crime toute fraîche : une jeune fille vient d’être découverte en haut de la tour Pey-Berland.
Moi qui voulais de l’action, je ne vais pas me plaindre !
— Une jeune fille ? Morte ?
— Il semblerait. Nous filons immédiatement sur les lieux.
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Je grimpe avec le capitaine Corvax et le brigadier Thilliou les escaliers de la tour Pey-Berland. Deux cent trente-trois marches pour arriver au sommet. Pendant l’ascension, Corvax m’apprend qu’il n’y a malheureusement pas de vidéoprotections dans la Tour, mais seulement sur la place et au niveau du tram. Puis, il se met à me retracer l’histoire de l’édifice, datant du XVe siècle, qui serait en fait le clocher de la cathédrale Saint-André, mais construit séparément afin de ne pas fragiliser la structure avec les vibrations des cloches. Pendant qu’il me parle, je ne peux m’empêcher d’imaginer la jeune fille. De multiples scénarios me traversent l’esprit, tous plus horribles les uns que les autres. Je me prépare mentalement au choc qui m’attend. J’entraîne mon esprit comme le sportif échauffe ses muscles pour éviter la blessure.
Nous atteignons la première terrasse. Une rubalise en interdit l’entrée. Nous continuons à monter. La dernière marche et nous franchissons une porte si étroite que je suis moi-même obligée de me baisser.
Un policier de la sureté publique vient à notre rencontre.
— Bonjour ! Je vous préviens, ce n’est pas beau à voir. Une jeune fille a été sauvagement égorgée. Ce sont des visiteurs qui l’ont trouvée. Elle n’avait rien sur elle permettant de l’identifier. Mais il y a un document posé sur sa poitrine. Venez voir !
Nous suivons le policier le long d’une galerie exiguë qui ceinture la flèche du clocher. La rambarde en pierre est surmontée d’un grillage de protection qui donne à la vue panoramique un côté irréel et hors du temps. Mais je ne suis pas d’humeur à admirer le paysage. La scène a déjà été gelée, car les rubalises nous bloquent l’accès à la victime : une jeune fille d’environ 20 ans gît dans une mare de sang. Son visage est livide, mais ses grands yeux noirs me fixent. Elle porte un manteau blanc à la dernière mode dont la fourrure synthétique est parsemée de taches rouges. Ses longs cheveux de jais encerclent un teint pâle en formant une sorte d’auréole insolite. Ses bras sont posés en croix sur son torse et une page arrachée d’un livre termine un tableau qui fait étrangement penser à une offrande.
Le gardien de la paix toussote derrière nous.
— Hum, hum !!!! On attend les techniciens pour analyser ce bout de papier, mais il semblerait que ce soit un morceau de Bible.
Corvax se tourne vers moi.
— Vous avez votre téléphone sur vous, brigadier ? Essayez de zoomer sur le texte.
J’obéis, pourtant je suis extrêmement mal à l’aise en sortant mon téléphone, mes doigts tremblent, je manque de le faire tomber… Je mets cet instant de faiblesse sur le compte de mon inexpérience et je me concentre sur ma tâche afin d’éviter tout sentimentalisme déplacé.
Je lis à haute voix l’en-tête du texte qui s’affiche à l’écran.
— Genèse 22, 1-14. C’est bien un passage de la Bible. Il s’agit du sacrifice d’Isaac.
A SUIVRE...