Extrait le choix de Néodyme

Néodyme est très heureux de passer cette journée avec sa fille, une magnifique journée, le soleil brille particulièrement fort pour un après-midi d’hiver, car les températures ont littéralement explosé depuis le milieu de siècle. Mais aujourd’hui, il apprécie cette douce chaleur qui l’envahit, cette onde de bien-être qui lui traverse le corps, cette lumière qui l’éblouit un peu. Il touche son poignet et un écran légèrement opaque, semblable aux lunettes de soleil qu’il utilisait autrefois, apparaît devant ses yeux. Il sourit et regarde sa fille, Praséodyme, en train de ramasser des fruits. Une vraie petite agricultrice, pense-t-il. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle devienne aussi douée. Quand elle était petite, se souvient-il avec un voile d’émotion dans la gorge, elle n’était pas du genre à mettre les mains dans le cambouis : elle n’aimait que les maths et les livres.

Elle s’approche de lui, des formes juteuses et colorées dans les mains. Les fruits de la serre. Quand le coefficient des marées n’est pas trop fort, les habitants de l’île remontent leurs plantations à l’air libre. Sinon, elles sont alimentées par des panneaux solaires parfaitement étanches. Néodyme se félicite d’avoir été l’un des ingénieurs les plus innovants de son époque, il a découvert un procédé permettant de séparer plus facilement le minerai des terres rares, ces métaux entrant dans la composition des dispositifs d’énergie verte. Ce qui a considérablement accéléré la transition énergétique, car avant cette découverte il fallait utiliser des produits chimiques très dangereux pour extraire et raffiner ces métaux. Beaucoup de personnes en sont mortes, en particulier en Chine. Il est donc fier d’avoir contribué à la survie de la planète et savoure ces instants de bonheur pur avec sa Praséodyme.

Il se redresse légèrement pour se rapprocher de sa fille qui lui tend une poignée de fruits. Elle lui met sous le nez pour qu’il en hume l’odeur. Mais Néodyme ne sent rien. Il respire profondément, fait de multiples efforts pour plaire à sa fille qui s’impatiente en le voyant se concentrer sur le mélange sans réagir. Peu importe, il n’est pas à un mensonge prêt pour lui faire plaisir. Il ne comprend pas pourquoi il ne sent rien, mais il ne veut pas décevoir Praséodyme et il a perçu dans son regard l’importance qu’elle met dans sa cueillette. Il saisit un fruit, le plus rond, le plus rouge, un mixte entre une fraise de son enfance et une tomate, et il la porte à ses lèvres en faisant mine de se délecter de ses effluves odorants et de son goût parfumé. La jeune femme sourit largement.

— Tu te régales, papa ! Rien ne me fait plus plaisir, tu le sais.

Il s’étire dans sa chaise longue et acquiesce sans lui avouer que ce fruit n’avait pour lui aucun goût. Tant pis ! Il se laisse aller à cette douce torpeur quand des cris d’enfants retentissent. Un petit garçon surgit avec des fruits plein la bouche, il ressemble étrangement à Néodyme au même âge. Dans les années 20. Des années terribles, se souvient-il, avec la Covid-19, la crise économique qui s’en est suivie et ensuite, pour couronner le tout, des attentats sur de nombreuses centrales nucléaires. Après ça, il ne restait plus qu’à accélérer la transition énergétique. Évidemment. C’est aussi l’époque où les jeunes couples ont donné à leur progéniture ces patronymes empruntés aux terres rares, c’était la grande mode. Mais ses parents avaient été des précurseurs. Néodyme, comme les aimants. Comme les amants, plaisantait sa mère. Autrefois.

Il s’étire une nouvelle fois et pose un pied sur le sable qui caresse son pied nu. Plus loin, il distingue la magnifique Éolienne qui émerge d’entre les arbres comme un oiseau mythique. Sa fille prend l’enfant dans ses bras, le dévore de baisers, lui dit qu’elle l’aime, qu’elle l’aimera pour l’éternité. L’enfant rit et se tourne vers Néodyme comme s’il cherchait son assentiment.  Elle le repose sur le sable pour saisir l’immense panier rempli de sa récolte du jour et indique à son père les marches qui jaillissent du sol. Néodyme prend la main de l’enfant qui lui ressemble étrangement. Il descend la première marche et se retrouve dans une pièce immense. Une jeune femme très différente de sa fille, très brune, donne l’impression d’attendre, assise devant une table où est posé le panier que sa fille a récolté. Peut-être une de ses amies, se dit Néodyme. Mais où sont-ils ? Il scrute la pièce. Il connaît très bien cet appartement sous terre, parfaitement étanche, à l’abri des intempéries et des marées. Il est venu souvent, son permis de bonne conduite étant complet, il avait droit à plusieurs voyages par an. Il a quitté ses lunettes virtuelles et est ébloui par un faisceau de lumière rougeâtre indiquant le coucher du soleil.  Ben, elle doit être partie dans la salle de bain, conclut-il.

Alors qu’il s’apprête à rejoindre sa fille, l’invitée lui bloque le passage et l’enlace. Il est flatté qu’une si belle jeune femme s’intéresse à lui, pourtant ses caresses ne sont pas celles que l’on prodigue à un amant, mais plutôt à un enfant ou à un vieillard. Il n’est pas si vieux, il n’a que… il fait un rapide calcul, 62 ans. Je ne suis pas encore à jeter à la casse, rumine-t-il en voyant la brunette s’adresser à lui par onomatopées ridicules comme s’il était un bébé.

Cette fille a réussi à l’énerver. Et Néodyme est un homme très patient, il a construit sa vie graduellement, sans brûler les étapes, petit à petit. Il s’est adapté. Il a toujours été gentil, mais là, c’est nouveau, cette gamine l’agace avec ses grands yeux aussi noirs que ses cheveux. Il la repousse vigoureusement, elle fait un pas en arrière.

— Hé, doucement !                           A SUIVRE...