Extrait l'insoutenable fragilité de l'être

                                   

                               L’Amour Fou

          « Souviens-toi de la fragilité des choses humaines. »
                                                                                 Fénelon.

 

Elle ne connaît pas l’heure exacte du jour. De la nuit. Elle ne sait plus. Elle est en sueurs. Les yeux embués. Elle ne distingue pas bien. Un voile étrange. Une forme à peine visible. Une forme terrifiante. Elle frotte ses yeux. On dirait que la forme bouge, se dirige vers sa chambre. La femme est toujours là, allongée, immobile. Elle a peur, de plus en plus peur, une peur sournoise, sans nom encore. Une lente asphyxie. Un plongeon. Elle s'agrippe à ses draps comme s'il s'agissait d'une bouée de sauvetage ; seules deux orbites émergent comme si les globes oculaires avaient été aspirés par l’effroi. Elle essaye malgré tout de regarder attentivement autour d'elle pour s’assurer qu’elle ne rêve pas, que l'ombre n'est pas le fruit de son imagination, ce qui n’aurait rien d’étonnant après la cuite qu’elle a prise la veille pour fêter son divorce.

Elle se sent vraiment très pâteuse. Elle jette tout de même un œil à son réveil. Les aiguilles indiquent 13h. Un réveil à l’ancienne, elle a toujours préféré ça. Merde ! J’ai dormi comme un loir ! Un nouveau craquement. La tension monte. Un bruit de pas sur le parquet. Elle a de plus en plus chaud. Des gouttelettes coulent le long de ses tempes. Il lui a semblé distinguer une ombre dans le couloir, mais elle n'est plus très sûre. Elle est désemparée. Elle hésite. Son cœur bat si vite qu’elle se demande s’il ne va pas rompre. Elle tâtonne vers la table de chevet où est posé son portable. Et si ce n’était rien, se répète-t-elle, je passerais pour une folle. Elle réfléchit. Si réfléchir est encore possible dans la situation. Non, elle ne peut pas prendre ce risque, faire déplacer la police pour rien, que diraient son mari - bientôt ex-mari - et ses voisins. Elle tend l’oreille. Plus un bruit. Elle est rassurée. Ce n’était qu’une illusion, elle n’est pas habituée à être seule dans la maison, voilà tout, et elle se focalise sur les craquements naturels de la charpente ou les bruits de tuyauteries. Elle glisse ses doigts vers l’interrupteur. Clic ! Clic ! Plusieurs fois. Pas de lumière. Son cœur bat la chamade. Elle tremble. Puis elle se dit que c’est ridicule, qu’elle est ridicule, c’est juste son ampoule qui est grillée, probablement.

Elle pose un pied au sol. Un autre craquement. Son cœur bat si fort qu’elle a l’impression d’étouffer. Que lui arrive-t-il, ça ne lui ressemble pas. Cette perte de moyens, tout à coup, pour un simple bruit. D’où vient cette angoisse qu’elle ne maîtrise pas ?

 Elle tourne son visage vers la table de chevet, aperçoit la petite statuette antique représentant la déesse Athéna - guerrière, casquée, arborant fièrement une lance dans la main droite, prête à l'attaque. Un souvenir de sa grand-mère collectionneuse d'objets d'art. Elle pourrait, si nécessaire, s’en servir comme d’une arme. Elle attrape le bronze et se calfeutre sous ses draps en se disant que si c’est un cambrioleur, il croira la maison vide s’il n’entend personne et repartira avec son butin, sans lui faire de mal.

C’est alors qu’elle perçoit des pas très distinctement, une vague de panique la submerge, elle voudrait fuir, mais par où ?

Sa chambre est au premier étage, à plus de trois mètres de hauteur. Et si je sautais ? Ce ne serait pas raisonnable, non, c’est trop risqué... Et si je tentais de téléphoner ? Même en chuchotant, il pourrait m'entendre et se précipiter sur moi avant que j'aie eu le temps de parler. Le mieux serait de m'enfermer à clé, le temps qu'il défonce la porte, ça me laisse une marge de manœuvre.

Toutes ces informations circulent extrêmement vite dans son cerveau ; comme il n'y a pas de verrou à la chambre, il faudrait donc qu'elle coure jusqu'à la salle de bain avec son téléphone portable et ferme le loquet, mais pour s’y rendre elle doit d’abord sortir de la chambre et s’extraire de son lit. La peur est tellement forte qu’elle est tétanisée. Elle sait qu’elle devrait agir, mais son corps semble lui refuser cette action. Elle essaye pourtant de poser un pied sur le sol. Trop tard. Un son rauque sort de ses lèvres. Elle le voit. Plus rien à faire. Il est là. L’inconnu se tient dans l’embrasure de la porte. Il semble immense. Un filet de lumière venant de la fenêtre du palier l'éclaire discrètement, mais il porte un bas noir sur le visage, il est terrifiant…

 Elle rentre sa jambe sous les draps et tient fermement la statuette. Approche, tu vas voir, se répète-t-elle pour s’encourager.

Elle aperçoit quelque chose dans sa main droite. Elle plisse les yeux. Merde ! Une paire de menottes. Un cri guttural s’échappe de sa gorge, elle s’accroche toujours à sa statuette comme si Athéna pouvait lui venir en aide. Elle s’enfonce davantage dans ses draps pour trouver une protection imaginaire. Elle creuse le matelas avec ses talons. Son corps glisse de quelques centimètres vers le mur. Elle se cogne contre la tête de lit en métal. Elle tient toujours sa statuette dans sa main moite de trouille. Elle sort son bras et s’apprête à frapper de toutes ses forces le visage de l’intrus. Mais il lui saisit rapidement le poignet pour arrêter son geste, repose le bronze sur la table de nuit, et l’attache fermement à la tête de lit.

Elle pleure. Certaine d’être l’otage d’un psychopathe de la plus sale espèce. Il va me violer, peut-être même me tuer, se dit-elle en tremblant. Son cœur bat à toute allure dans sa poitrine, elle essaye de se concentrer pour sauver sa peau, réfléchir à une issue, mais elle n'y parvient pas, sa peur prend encore une fois le dessus. Elle frissonne. Son agresseur s’est approché d’elle, il l’observe sans dire un mot. Elle sent son odeur imprégnée d’eau de toilette bon marché, forte comme s’il avait renversé le flacon sur lui. Ce silence est oppressant.

C’est la pire des expériences : ne pas savoir ce qui vous attend.

Il lui caresse les cheveux. Elle gémit. Elle a tellement peur qu’elle voudrait disparaître au fond du lit, si elle pouvait traverser le matelas, elle le ferait sans hésiter. Mais ses tentatives sont vaines, plus elle tente de s’enfoncer dans les profondeurs de sa couette, plus il se rapproche. Dangereusement. Soudain, il lui attrape le visage comme pour la ramener vers lui et il l’embrasse avec fougue. C’est plus fort qu’elle, elle ne réfléchit pas, dans un réflexe de défense, elle le mord.

— Putain de salope ! rugit-il en reculant et en essuyant les quelques gouttes de sang d’un geste agacé.

Béatrice n’en mène pas large. Elle se maudit de l’avoir mordu, elle n’a sans doute réussi qu’à l’exciter davantage. Elle s’attend à recevoir une gifle ou même pire, mais il la regarde à peine et sort de la chambre. Ouf ! Mais il ne va pas tarder à revenir. Je dois trouver un moyen de me tirer de là, allez, Béatrice, réfléchis.

Elle tire sur ses menottes. Rien à faire, elles sont bien fermées et impossible de les faire glisser le long de la tige en métal du baldaquin. Elle frissonne. Tous ses sens sont en éveil. Un bruit léger attire son attention. Un clapotis venant de la salle de bain. Elle tend l’oreille avec davantage de précision.

Il n’y a pas de doute, il fait couler l’eau de la baignoire. Un bain ? Pourquoi prendrait-il un bain ? Bizarre ? Pour se laver ? Le fait est qu’il en a vraiment besoin. Qu’est-ce qu’il pue ! Mais alors, est-ce qu’il chercherait à me plaire ?

Béatrice se met en quête d’explications pour se rassurer et ne pas perdre complètement le contrôle de la situation.

Eh bien, si ce dingue veut me plaire, dans ce cas, je rentrerai dans son jeu pour me sortir de là. J’ai vu ce stratagème fonctionner dans un film. Il suffit que je lui fasse croire que la femme qu'il a accrochée à un lit avec des menottes, il y a quelques minutes, est tombée sous son charme… Saleté de pervers débile !

Elle écoute encore, toujours le même bruit, mais un peu plus prononcé, comme le clapotis des vagues. Il doit sortir du bain. Il va venir dans ma chambre. Je ne dois pas lui montrer ma peur, ça risque de l'exciter davantage.  

Elle discerne des pas lourds dans le couloir. Son cœur bat de plus belle. Calme-toi ! Elle sent son corps lui échapper, son esprit partir ailleurs. Le bruit de ses semelles. Elle croit s’évanouir de peur. Il entre et ferme la porte comme si quelqu’un pouvait les surprendre. Il n’essaye même pas d’allumer, le rai de lumière hivernal qui traverse les stores suffit à les éclairer légèrement. Il porte le peignoir blanc de son mari et s’est encore aspergé de cette satanée eau de toilette qui cocotte à donner la nausée. Elle a un haut-le-cœur. Elle s'attend au pire... Elle frémit. Mais à sa grande surprise, l’homme prend un siège et s’assied à son chevet. Elle tourne la tête vers lui, il la dévisage, mais ne dit rien. La tension monte… Elle a beau se répéter qu’elle ne doit pas montrer sa peur, elle réalise que ça va être difficile : elle n’est plus maîtresse de la situation, comme si elle était devenue une poupée de chiffon dans les griffes d'un chat.

Il la dévisage toujours. Son regard semble si froid dans la pénombre. Le bas noir qui encercle ses orbites ajoute à la dureté des pupilles qui la scrutent comme celles d’un fauve avant l’attaque. Elle l’imagine dénué de toute empathie. Un prédateur de faits divers. Son angoisse monte encore d'un cran, elle doit prendre sur elle pour qu'il ne s'en rende pas compte, qu'il ne sente pas sa peur. Elle connaît le fonctionnement des psychopathes grâce aux podcasts de « l’heure du crime » qu’elle adore écouter en faisant son jogging. Elle sait qu’ils jouissent du pouvoir éphémère qu’ils ont sur leur victime. Leur mode de fonctionnement est animal, un peu comme les chiens d’attaque ou les loups, se dit-elle, et s'il voit que j'ai peur de lui, je suis foutue...

 

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L'insoutenable fragilité de l'être